Mille visages de la ville

Le 18 mai 2011

Pourquoi tel endroit nous semble agréable ? Et cet autre triste ? Notion complexe que celle d'ambiance, que Microtokyo nous aide à cerner.

Chute de Laurent Gbagbo et actualité du Moyen-Orient obligent, c’est en m’imaginant les ambiances d’une ville en guerre que je me replongeai l’autre jour dans deux chefs-d’oeuvre du genre : Gaza 1956 du dessinateur-journaliste Joe Sacco (2009, Fauve et prix Regards sur le monde à Angoulême 2011) et le film d’animation Valse avec Bachir (2008, Sélection officielle à Cannes 2008) de Ari Folman. Ces deux œuvres aux esthétiques novatrices, auxquelles on pourrait ajouter Gen d’Hiroshima de Nakazawa Keiji, traitent de la guerre telle qu’elle est vécue par les citadins. Sacco le journaliste et Folman l’ancien combattant mixent habilement faits récoltés sur le terrain, éléments de fiction et imaginaires – le leur et ceux desdits citadins : snipers tapis partout et nulle part, rues parsemées de cadavres, bâtiments éventrés, odeur des gravats et des matières organiques en décomposition, attentes silencieuses suivies d’attaques éclair, sifflement des roquettes, mais aussi hommes blaguant et cancanant sous les bombardements, mères berçant les enfants effrayés, quidam faisant pisser son chien à quelques mètres d’une scène de guerre…

Ce que nous montrent notamment Gaza 1956 et Valse avec Bachir, c’est que l’urbanisation de la guerre, loin de détruire toute humanité, génère tout de même des ambiances permettant aux habitants de conserver encore une certaine familiarité avec les lieux. Il y a là quelque chose de presque rassurant : les villes dites en paix n’ont pas le monopole de la production d’ambiances. Nous aspirons tous à une certaine qualité de vie et participons tous à la vie des lieux. Soit, mais qu’est-ce qui fait une ambiance ? Pourquoi s’en soucier quand on n’est pas soi-même un pro de l’aménagement ?

De l’embodiment à l’empowerment ?

Nous l’avions déjà signalé dans ce blog, les ambiances vécues sont depuis une quinzaine d’années l’un des enjeux majeurs de la recherche en architecture et en urbanisme. C’est l’heure du renversement de leur paradigme dominant. Pour le dire simplement, ce n’est plus tant l’infrastructure (la ville physique) qui définit les usages (la ville vécue) que l’inverse. C’en est presque fini du fonctionnalisme monolithique de la Charte d’Athènes de 1933, on commence désormais à prendre en compte les différentes échelles de temps et d’espace ainsi que les modes de vie des usagers. Bref, on privilégie une approche modale de la ville. Comme le disait l’ami Merleau-Ponty, c’est avec notre corps et nos cinq sens que nous percevons le monde. L’environnement urbain se présente ainsi comme un mixage de stimuli. C’est grâce à eux que nous avons ce que le sociologue Jean-Paul Thibaud appelle « le sentiment de la situation ».

Ambiance rêveuse et solitaire, Alfama, Lisbonne (photo : Microtokyo).

Les ambiances sont souvent difficiles à décrire. Essayez d’expliquer clairement pourquoi cette cage d’escaliers est glauque, qu’il y avait une ambiance cool au pique-nique au parc, que ce bar est cosy. Beaucoup de paramètres entrent en jeu : les gens avec vous et/ou autour de vous, leur humeur, la vôtre, le contexte social, l’acoustique, la météo, le moment de la journée, le bâti et son état de vétusté, les parfums, la pollution, la texture de l’herbe…

N’en déduisons pas pour autant que les ambiances se cantonnent aux impressions individuelles. C’est même le contraire : elles relèvent de l’expression du lieu vécu, donc de son partage, de sa coproduction. Nous sommes tous plongés au quotidien dans des ambiances qui nous affectent autant que nous contribuons à les construire. Il y a des ambiances de lieux topographiques et de lieux immatériels : les espaces communs (rues, places, routes, quartiers, centres commerciaux, transports en commun…) et l’espace public : médias traditionnels et surtout web participatif, via les outils de géolocalisation et d’éditorialisation de la ville. Parmi eux, citons déjà les applications iPhone comme RATP Premium, mais aussi ceux citoyens comme FixMyStreet [en] ou, plus révélateur d’un contexte social, celui de cartographie des agressions à l’encontre des femmes cairotes, Harassmap. Toutes renvoient au projet de (la difficulté de) vivre ensemble, au politique.

L’indisciplinarité, ou l’art de se poser les bonnes questions

Mais qu’est-ce qu’une ambiance ? « Un affect et un concept fourre-tout », résume le sociologue Olivier Chadoin. Affect fourre-tout puisqu’il renvoie aux divers éléments perçus en ville, plus ou moins consciemment. Concept fourre-tout car il fédère les réflexions et actions de maintes disciplines : archi, ingénierie, physique, sociologie, géographie, développement web, psychologie, design, scénographie, politique des collectivités… L’ambiance a le même mot d’ordre que ce blog : indisciplinarité ! Réalité aussi sensible qu’intellectuelle, individuelle que collective, impalpable que matérielle, imprécise que pratique… Il semble malaisé de trouver une définition claire et courte.

Peut-être peut-on la définir par ce qu’elle n’est pas : un paysage. Celui-ci renvoie aux seules dimensions de la vue et de l’ouïe, ainsi qu’à une certaine contemplation, alors que l’ambiance renvoie aux cinq sens et à des actions concrètes d’aménagement. L’esprit des lieux ? Pas faux, mais incomplet, il manque les côtés technique et projet. Une atmosphère ? On s’en approche. En fait, il serait plus judicieux de poser la question différemment : qu’est-ce qui fait une ambiance ? Qu’est-ce qui contribue à l’ambiance ? Et même : qu’est-ce qu’une ambiance permet d’être, de faire, de percevoir ? Bref, elle semble s’envisager dans une perspective potentielle, presque virtuelle. Mais arrêtons de tourner autour du pot, disons qu’il y a une esthétique des ambiances.

L'ambiance pue ici. (photo : Marceau Tomans, Montpellier).

On en a tous fait l’expérience : une ambiance est immédiate, diffuse et indivisible : on ne peut ni la différer, ni la saucissonner, ni la dupliquer. Elle est en partie le produit aléatoire d’une dynamique sociale (pensons par exemple aux quartiers populaires de Lisbonne comme l’Alfama ou la Couva da Moura). Du point de vue de l’usager (d’ailleurs souvent piéton), l’ambiance, un peu comme le mix d’un DJ, est l’agencement d’une sélection d’informations perçues dans un espace-temps de manière à créer du sens à celui-ci. L’ambiance, c’est ça mais pas seulement ça : nous familiariser avec notre environnement et le rendre pratique sur différentes échelles de temps. Pour l’aménageur, elle se présente comme la mise en forme des données sensibles d’un lieu (us et coutumes des usagers, leurs imaginaires) et de qualités physiques de manière à orienter des relations humaines et de gérer les flux au quotidien. On peut ainsi se demander jusqu’à quel point l’ambiance peut être une action planifiée, comme le souhaite par exemple le marketing sensoriel (pensez à tous ces bars lounge type Hôtel Costes). Équilibre délicat à trouver entre réalisation d’un concepteur et réception sociale du lieu aménagé. On vous le disait plus haut, l’ambiance est affaire de partage, de lien entre soi, l’environnement physique et le contexte social. Mais aussi d’argent et de pouvoir. Il y a des ambiances de villes dynamiques, des ambiances de villes malades.

Une esthétique de l’impermanence

L’une des difficultés majeures de la mise en place de projet d’aménagement des ambiances, ce n’est pas tant leur caractère impalpable que la nécessité de penser en termes d’impermanence. Il faut finir par l’accepter, l’urbain, c’est avant tout du social en mutation permanente, pas toujours maîtrisable. C’est ce qu’indique par exemple le titre de l’ouvrage d’Alain Bourdin et Ariella Masboungi, L’urbanisme des modes de vie. Comment concilier nécessité d’aménagement durable et soin accordé à ce qui relève du flux éphémère et relativement imprévisible ?

Ambiance informelle sous présence policière, Republica, Sao Paulo (photo : Microtokyo).

Un peu de réflexion téméraire live, un blog est aussi fait pour ça. Posons l’hypothèse que l’impermanence est plutôt liée au temps, et la résonance plutôt à l’espace. On peut considérer une ambiance urbaine comme un flux continu, une sorte d’effervescence qui bien que permanente, se module en fonction des contextes (jour/nuit/crépuscule, paix/tension/statu quo, beau temps/mauvais temps/temps maussade, espace ouvert/espace clos/tiers espace…).

Posons également que tout flux, aussi impétueux soit-il, a cependant besoin d’un contenant sur lequel se glisser, se répandre. Comme le disait le dramaturge Bertolt Brecht, « on dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent.» L’ambiance s’inscrit ainsi dans la permanence des mémoires et des imaginaires urbains, tous deux mélanges de réel et de fiction, d’affect et de pragmatisme. Elle s’inscrit tout autant dans les qualités physiques du bâti. Ces trois supports évoluent aussi, mais beaucoup moins rapidement que les ambiances elles-même. On peut aussi considérer que la permanence, outre le fait de permettre l’écoulement, permet la mise en loi, en tout cas une mise aux normes sociales. Et de celle-ci, il y a besoin, fût-ce a minima. Nous le disions plus haut, tous les éléments de l’environnement urbains ne sont pas saisis dans l’ambiance. Au même titre que la caméra du cinéaste, l’ambiance laisse du hors-champ, du non perçu. Elle relève d’un processus de sélection, d’une esthétique de la composition et même de la recomposition.

Mais dans ce cas, quels sont les procédés techniques de mise en permanence de l’ambiance, et donc de mise en ordre des liens sociaux ? La question se pose à tout producteur d’ambiance : le citadin usager des lieux, le chercheur et le professionnel de l’aménagement. Maintenant, la résonance. Elle permet la propagation d’une information dans l’espace. Mettons que l’ambiance permet de reconnaître, d’être reconnu et d’accéder à. Soit l’ambiance la source émettrice et les espaces communs et publics la caisse de résonance. Affaire aussi politique que conflictuelle. Dans nos sociétés post-industrielles, la vue est la dimension technique la plus travaillée : outdoors JCDecaux, photographie, médias visuels… On peut également se faire entendre pour être vu, l’ouïe étant à la fois la dimension la plus valorisée après la vue. Reste les trois autres sens : le pizzaiolo mettant des aromates dans sa soufflerie pour appâter le badaud, des poufs moelleux dans un bar lounge. Le goût reste le mal aimé de nos sociétés. On peut orienter les sens, casser l’ambiance au profit d’une autre.

Urbanisme, tu mutes !

Pont de Galata, Istanbul (photo : Microtokyo).

Cette esthétique de l’ambiance vécue nécessite trois éléments : le souci de la variation/contextualisation, la prise en compte des usagers des lieux, et des techniques/ procédés scientifiques. Pour ce qui est de la variation, savoir observer la vie d’un lieu à différents moments de la journée et de l’année : les sociologues et anthropologues sont par exemple souvent très bons pour ça, d’autant que leurs méthodes d’investigation les font travailler étroitement avec les populations concernées.

Afin de bien repérer les besoins et les us & coutumes des usagers, il est nécessaire d’impliquer ceux-ci dès le début du projet urbain – et pas seulement par le biais de réunions d’information cosmétiques. Le projet d’ambiance consiste t-il d’ailleurs à transformer durablement la vie du lieu ou à créer une bulle éphémère (installation artistique, festival…) ? Enfin, une physique des ambiances et un ensemble de savoir-faire techniques sont déjà à l’oeuvre pour mieux connaître, modéliser et instrumentaliser les interactions entre la physique du sensible et l’espace construit. L’urbanisme mute toujours plus vers un ensemble de métiers. De nouvelles professions satellites apparaissent : concepteur lumière, designer sonore, scénographe urbain…

Clin d’œil aux collègues, l’essor de la recherche sur les ambiances devrait inciter de nombreux laboratoires de sciences sociales et humaines à renégocier leur place concrète dans la société. Il est assez étonnant de voir que malgré l’existence du Cresson, laboratoire pionnier transdisciplinaire en urbanisme créé par le génial Jean-François Augoyard – philosophe de formation, et d’un réseau des ambiances, ces sciences, qui sont aussi des techniques et des méthodes de projet, ne soient pas plus présentes dans les agences d’urbanisme et les bureaux d’études en France. Il y a encore beaucoup de chemin et d’œuvres à réaliser. Car au fond, qu’est ce qu’une quinzaine d’années pour un nouveau paradigme de la ville et de l’urbain ? Si la recherche française sur les ambiances est à la pointe du sujet, il n’empêche qu’il ne nous est pas interdit d’aller voir ce que font nos voisins… Ce que nous ferons dans un prochain post, of course.

Billet initialement publié sur Microtokyo sous le titre « Qui sont les faiseurs d’ambiance ? »

Photo de une Flickr AttributionNo Derivative Works MikeBehnken

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